CHAPITRE VIII

Non !

Léonie se réveilla en sursaut, s’assit comme mue par un ressort, et scruta l’obscurité.

Elle était tombée d’une grande hauteur – et elle avait frappé le sol à une vitesse vertigineuse…

Elle en tremblait encore de peur, et sa tête vibrait de l’impact.

Sauf qu’il n’y avait pas eu d’impact. Elle était au chaud et en sécurité dans son lit, dans sa chambre de la Tour.

Elle porta une main glacée à sa tête et battit des paupières. Un rêve… mais était-ce bien sûr ?

Un rêve de chute… qui la laissait tremblante, comme un vrai choc.

Elle s’efforça de revenir à la réalité, et son esprit se remit lentement à fonctionner. Toute sa vie, on lui avait dit que si on continuait à dormir pendant un rêve de chute, on mourait dans son sommeil. Or, elle n’était pas morte, et pourtant, elle avait heurté quelque chose de dur.

Elle avait toujours l’impression d’une véritable collision – mais on lui avait dit également qu’un télépathe assez puissant pouvait transformer l’illusion en réalité. Ce qui prêtait une certaine vraisemblance à la mort survenant dans un rêve de chute.

Elle avait mal à la tête. Elle frissonna. Était-ce un rêve ? N’était-ce pas plutôt un tremblement de terre qui lui avait donné l’illusion de tomber dans son sommeil, provoquant du même coup son cauchemar ?

Non, ce ne pouvait pas être un tremblement de terre, réalisa-t-elle aussitôt qu’elle l’eut pensé. Tout était calme dans la Tour. Sans réfléchir, elle projeta machinalement son esprit vers les autres résidents de la Tour. Fiora dormait paisiblement, et les deux fillettes dormaient aussi dans la chambre de Melora, blotties l’une contre l’autre comme des chatons. Seule la technicienne des relais était éveillée, mais si loin de la conscience ordinaire qu’elle aurait aussi bien pu se trouver sur une lune. La chambre de Léonie était calme et silencieuse, le vent du dehors gonflant à peine les rideaux. Pourtant, l’impression de désastre persista, le sentiment que, d’une façon ou d’une autre, elle avait violemment heurté quelque chose.

Le train d’atterrissage est bousillé… on n’est pas près de partir d’ici…

Mais qu’est-ce que c’était qu’un « train d’atterrissage » ? Et pourquoi aurait-elle voulu partir ?

Et maintenant que ses craintes refluaient, pourquoi était-elle toujours en pleine confusion ? Pourquoi avait-elle cette impression d’échec ?

Elle était à Dalereuth, pas dans les montagnes – ici, il ne neigerait pas de quelque temps – alors, pourquoi ce souvenir de vents violents et glacés contre lesquels elle devait batailler pour survivre ?

Cisaillements du vent. Qu’est-ce que c’était que ça ? Et pourquoi cela la remplissait-il de terreur ?

Cherchant à donner un sens à ces mots inconnus, elle réalisa soudain qu’ils n’appartenaient pas à une langue connue. Qu’elle avait perçu leur sens sans savoir avec précision comment ils étaient prononcés.

Ce simple fait lui fit entrevoir une partie de la vérité et elle commença à comprendre ; ces pensées, et peut-être même la chute et l’impact, n’appartenaient pas à sa vie. Elle les avait reçues de quelqu’un.

Léonie se détendit un peu. En tant que télépathe, elle avait plus ou moins l’habitude que des pensées d’origine inattendue s’infiltrent dans sa tête. En fait, elle était si accoutumée à se concentrer sur le sens qu’elle prêtait rarement attention aux paroles.

Ayant résolu l’énigme, elle se calma un court instant. Puis de nouveau cette pensée : elle n’avait pas compris les mots. Des pensées étrangères exprimées en mots qu’elle ne comprenait pas – la peur l’étreignit de plus belle.

— Qu’est-ce qui m’arrive ? demanda-t-elle tout haut, remontant ses couvertures jusqu’à sa gorge.

Elle se rappela la veille de son arrivée à la Tour, et cette impression de danger imminent qui l’avait saisie en regardant les lunes.

Quelque chose nous menace ; quelque chose vient sur nous, quelque chose vient sur nous des lunes.

Elle ne savait pas alors ce que cela signifiait ; elle ne le savait toujours pas, mais elle savait pourtant que quelque chose menaçait son monde et tout son mode de vie.

Elle ferma les yeux et s’efforça d’isoler ce pressentiment de malheur. Elle ne vit qu’un paysage inconnu couvert de neige, qui aurait aussi bien pu se trouver sur l’une des lunes qu’elle craignait.

Mais il n’y a pas d’air sur les lunes…

Léonie n’avait jamais su que les lunes étaient des planètes, jusqu’au jour où son frère le lui avait appris – mais ça, c’était différent. Elle ne s’était jamais représenté les lunes comme des mondes, elle n’y avait jamais pensé. Mais maintenant, elle le savait avec certitude, de cette même source inconnue, et cette connaissance l’effrayait.

Pas d’air – des gens ne pouvaient pas y vivre. Alors, pourquoi les lunes seraient-elles une source de danger ? Et comment les relier à ce qu’elle venait de vivre ?

Pour une télépathe de la puissance de Léonie, les connaissances venaient souvent sans effort, par l’assimilation des pensées de son entourage. Elle savait beaucoup de choses dont elle ignorait l’origine ; cette expérience n’était donc pas nouvelle pour elle. Il n’y avait aucune raison qu’une chose aussi familière l’effraye aujourd’hui.

Pourtant, ça l’effrayait ; c’était la nature inconnue de l’information, et non de la source qui lui faisait peur. Elle avait involontairement reçu quelque chose de… d’un esprit étranger.

Et ce n’était pas tout. Elle continua à analyser sa peur. C’est alors qu’elle comprit ; les lunes et cette source de pensées étaient liées. Quelque chose dans la source de ces pensées la menaçait ; et pas seulement elle, mais l’existence de tout ce qu’elle connaissait et chérissait.

Elle s’allongea et se disposa comme pour dormir, mais elle ne dormit pas. Elle s’efforça de se concentrer sur la source inconnue de la menace. Elle tremblait dans l’obscurité, effrayée de braver le surmonde. Mais où pouvait-elle débusquer un danger venant des lunes, sinon dans le surmonde ?

Danger venant des lunes – danger accompagné de pensées qu’elle entendait mais ne comprenait pas. C’était absurde, même pour elle. Jusqu’à très récemment, elle croyait que les lunes étaient des lampes suspendues dans le ciel, bienveillant don des Dieux pour éclairer la nuit. Maintenant, elle les connaissait pour ce qu’elles étaient, aussi sûrement qu’elle connaissait la géographie de son propre Domaine ; c’étaient des boules de roc stériles, sans air et sans vie. Et pourtant capables d’entretenir une certaine forme de vie…

Elle se calma et se concentra sur sa quête. Puis, d’une simple pensée, elle sortit de son corps et entra dans cet étrange royaume où elle n’était allée qu’une ou deux fois, et encore, pas pour longtemps. Le surmonde, tel qu’elle l’imaginait et donc tel qu’elle le vit, était une vaste plaine grise et plate, sans aucune repère…

Non ; derrière elle se dressait la Tour, non pas Dalereuth telle qu’elle la connaissait, mais quand même reconnaissable. Elle était plus petite, sans marques distinctives, et semblait entourée d’une brume qui en voilait les détails ; sans doute, se dit-elle, parce qu’elle n’avait jamais bien regardé la Tour de l’extérieur, et qu’elle la voyait maintenant telle qu’elle l’imaginait. Au loin, mais pas si loin qu’elle était en réalité, se dressait une autre Tour, dont elle sut que c’était Arilinn. C’était la première preuve qu’elle avait que, dans cet espace, la pensée était réelle, et que tout paraissait comme elle l’imaginait.

Est-ce pour cela qu’on l’avait toujours exhortée à penser positivement ?

Cela signifie-t-il que le danger n’existe que dans la mesure où j’y crois ?

Non, ce serait trop simpliste, trop naïf ; mais cela signifiait qu’une attitude sans peur pouvait l’empêcher de s’inventer des dangers.

Elle s’étira, remarquant avec surprise que, dans cet environnement, elle était physiquement – si ce mot avait un sens ici – différente de ce qu’elle était dans le monde ordinaire. Pour commencer, elle paraissait plus âgée, et pleine d’une assurance qu’elle avait souvent cherché à simuler, avec des succès divers.

Cela signifiait que cette version adulte d’elle-même était sa vraie personnalité. Elle ne devait donc pas s’inquiéter quand elle cherchait à se rapprocher de ce modèle – elle ne faisait que se rapprocher de sa vraie nature.

Et n’était-ce pas ce que désiraient tous les professeurs et mentors ?

Ses longs cheveux flamboyants, généralement soigneusement nattés, lui tombaient jusqu’à la taille, flottant autour d’elle comme chez une héroïne de légende. Peut-être quelque grande leronis des Âges du Chaos…

Mais elle venait ici en mission urgente, et non pour s’admirer en héroïne de conte de fées ; à peine eut-elle formulé cette pensée, qu’elle se déplaçait dans le surmonde à la vitesse du vent, cherchant la source de ses craintes inexpliquées. Dans ce royaume, elle se mouvait à la vitesse de la pensée ; elle survola les plaines traversées en venant, parcourant en quelques secondes les distances qu’elle avait mis trois semaines à couvrir avec Lorill. Au loin, elle vit le Château Hastur, à la limite des Heller, et pensa à son frère. Elle se demanda si son jumeau, qui rêvait peut-être, allait la rejoindre. Elle se sentait terriblement seule, et souhaita ardemment qu’il la rejoigne, espérant que ce souhait aurait assez de force pour l’amener vers elle.

Mais elle ne le vit pas et continua seule.

Cette nuit, il y avait d’autres voyageurs dans le surmonde, formes silencieuses et errantes qui dérivaient comme des ombres. Aucun ne lui parla ni ne l’approcha, et elle se demanda s’ils l’avaient seulement vue. Rêvaient-ils, ou cherchaient-ils quelque chose dans ce monde astral ?

Qu’ils l’aient vue ou non n’avait d’ailleurs aucune importance car elle n’était pas là pour eux ; il ne lui aurait été que trop facile de se laisser distraire et de se perdre ; elle se reconcentra sur ce qui l’avait réveillée, et se retrouva brusquement dans un paysage de montagnes, fouettée par un vent glacé.

Elle réalisa qu’elle percevait le froid et le vent par un autre esprit, car dans le surmonde, il n’y avait ni froid ni vent.

Mais l’esprit de qui ?

Elle ne le savait pas ; c’était totalement étranger. C’était un humain pourtant, pas un homme-chat ou un de ces chieri à demi légendaires, mais un esprit étranger au sien. Une chose était toutefois absolument certaine : ce n’était pas une personne ou une chose qu’elle eût jamais contactée auparavant.

Brusquement, le vent tomba ; il continuait à hurler dehors, mais elle en était abritée. Elle réalisa qu’elle se trouvait maintenant dans un abri rudimentaire.

Puis elle le reconnut, même si l’esprit qui lui transmettait l’image ne le reconnaissait pas : c’était un de ces refuges pour voyageurs, si nombreux dans les montagnes. Et il était plein à craquer d’êtres humains.

Par ce temps ? Pourquoi un groupe si nombreux était-il sorti dans cette tempête ? Elle tâtonna mentalement, à la recherche d’indices lui permettant d’identifier son contact.

La vue lui vint alors, et elle se retrouva en train de regarder des hommes et femmes vêtus de façon bizarre. Tous, hommes et femmes, portaient d’épais pantalons et vestes, en un tissu curieusement lisse. Mais il n’y avait pas que leurs vêtements qui étaient étranges. Certains visages ressemblaient au sien et auraient pu appartenir à des gens de sa famille, même si peu d’entre eux avaient le teint aussi clair qu’elle. Mais plusieurs hommes et femmes avaient la peau d’un brun foncé, comme s’ils s’étaient frottés le visage d’une teinture quelconque. Mais pourquoi auraient-ils fait ça ?

Etaient-ils seulement humains ? se demanda-t-elle.

L’esprit lié au sien régla la question avec étonnement : Naturellement que nous sommes tous humains.

Pourtant, ceux à la peau sombre étaient totalement différents des hommes et des femmes que Léonie connaissait. Elle était si stupéfaite qu’elle faillit s’enfuir précipitamment, pour retrouver son corps et la sécurité familière de la Tour. Mais son étonnement et son intérêt – pour ne pas dire sa curiosité – furent les plus forts, et Léonie continua à les regarder en silence – car, dans cette situation, elle ne pouvait ni être vue, ni manifester sa présence, sauf peut-être, par le laran.

— Nous resterons peut-être ici un bon moment, disait quelqu’un. Le train d’atterrissage est cassé, et les trous du fuselage ne favoriseront pas le décollage ! J’ai peur que nous soyons coincés ici jusqu’à ce qu’on nous envoie une navette avec des pièces de rechange et du matériel pour les réparations – ou simplement pour la démonter, sauver ce qui peut l’être, détruire le reste et nous remmener sur l’astronef. Comme nous n’avons pas de blessés, nous pouvons nous occuper utilement avant l’arrivée des secours ; il faudra sans doute attendre au moins un jour avant qu’une navette puisse atterrir sans danger.

— Plutôt une semaine, marmonna quelqu’un. Ce n’est pas une tempête pour rire, là-dehors.

Léonie ressentit la peur que provoqua cette remarque chez son contact. Elle en reçut aussi l’impression que ce qu’ils pouvaient faire pour « s’occuper utilement » n’était qu’une panacée pour éloigner la panique, où les disputes pouvant survenir chez tant de gens entassés en si peu de place.

— Il y a des tas de choses simples que nous pouvons faire, dit l’un des hommes : prélever des échantillons de sol et d’eau…

— Mais ce sont les habitants qui m’intéressent, dit une femme. Il semble exister une civilisation très sophistiquée sur ce monde. Si la navette ne peut pas atterrir, ils pourraient peut-être nous aider…

— Tu sautes trop vite aux conclusions, Elizabeth, dit un homme d’une voix tranchante, et, rien qu’au ton de sa voix, Léonie le détesta immédiatement. On ne peut pas porter de jugements à partir d’une unique structure. Et qui dans son bon sens voudrait vivre ici ? Même si nous approchons de ce tas de pierres que tu as vu, nous n’y trouverons rien !

— Je n’ai pas dit civilisation technologique, j’ai dit sophistiquée, protesta la nommée Elizabeth. Ce n’est pas la même chose.

— On peut déduire beaucoup de choses même d’une unique structure, dit un homme près d’Elizabeth. Les maisons ne se construisent pas toutes seules. Et si cette – pour reprendre ton mot, Evans – structure n’est pas une maison, elle y ressemble beaucoup. Et il s’agit d’un bâtiment entier, et intact. Quand on pense à ce que les archéologues ont découvert à partir de quelques détritus trouvés dans des tas d’ordures datant de plusieurs millénaires, je dirais qu’on devrait apprendre beaucoup d’un édifice entier.

Surtout quand il est encore habité. Léonie entendit cette pensée, mais elle fut apparemment la seule, car le débat continua avec autant d’animation. Et elle reçut une autre pensée de son « hôte », à savoir que ces chamailleries à propos de rien, c’était exactement ce qu’ils craignaient, elle et celui qui avait parlé de « s’occuper utilement ».

— Je dirais que c’est un château, dit Elizabeth, au bord de l’hystérie. Ou quelque chose remplissant le même rôle…

— Ah, ça, c’est intéressant ; et quel est le « rôle » d’un château, au juste ? demanda Evans, sarcastique, espérant à l’évidence la faire sortir de ses gonds, mais Elizabeth répondit avec calme.

Elle se concentre pour ne pas craquer, pensa l’« hôte », qui ajouta mentalement : Si seulement je pouvais en faire autant. Je devrais essayer…

— Ce pourrait être la résidence d’un personnage important, ou une caserne pour les soldats, ou une place fortifiée…

— Tu anthropomorphises, dit un autre, que Léonie entendit.

Léonie comprit le mot par le souvenir de l’esprit d’où elle l’avait reçu. Erreur commune, pensa son hôte, habitude d’attribuer des motifs ou projets humains à des choses inanimées ou non humaines.

Mais, quand on est humain, comment penser à quoi que ce soit, sinon en termes humains ? se demanda Léonie. Les pensées non humaines étaient à jamais inconnaissables ; on ne pouvait faire d’analogies qu’à partir de l’humain. Et même quand on avait le Don de télépathie avec des non-humains, on ne connaissait jamais leurs pensées, seulement leurs émotions et leurs sentiments.

— Et moi, je dis que si ça marche comme un canard, à l’odeur du canard et fait « coin-coin », il y a de grandes chances que ce soit un canard ou quelque chose d’approchant, dit un autre. Il est probable que cette structure a été édifiée pour des humanoïdes ; elle est à l’échelle humaine. Si elle n’a pas été construite par et pour des humains tels que nous les connaissons, il y a de fortes chances pour qu’elle ait été construite pour des êtres qui leur ressemblent.

Ils se mirent à parler tous en même temps, Léonie ne distingua plus rien, et elle en profita pour regarder où elle était. Il n’y a pas de repères dans le surmonde, mais dehors, elle vit la silhouette du Château Aldaran, et la vieille Tour qui faisait toujours partie du château.

La Tour…

Cela lui rappela Dalereuth, et soudain, les pensées étranges et incompréhensibles de ces fous lui donnèrent la nausée. Elle aspirait à voir des choses qu’elle connaissait, des pensées qu’elle comprenait…

Puis elle se retrouva dans son corps à Dalereuth.

Elle resta allongée, immobile, rassemblant ses idées. Puis elle réalisa que sa responsabilité n’était absolument pas dégagée.

D’une façon, ou d’une autre, il faut que je prévienne Aldaran qu’il y a un groupe d’étrangers perdus dans la tempête.

Elle le regretterait peut-être, mais sur le moment, il lui sembla impensable de laisser un groupe d’hommes et de femmes, quelle que fût leur étrangeté, à la merci d’une tempête des Heller.

Il n’y avait personne à qui demander conseil, même si elle en avait eu envie. Et c’est pourquoi Léonie toute seule mit en branle tous les événements qui suivirent.

Elle s’assit dans son lit et prit la robe de fourrure posée dessus. Puis elle s’immobilisa ; on l’accusait toujours d’agir d’abord et de réfléchir après. Elle s’arrêta donc pour réfléchir à la façon dont elle allait procéder.

Au bout d’un moment, elle se leva, glissa ses pieds dans des bottes d’intérieur doublées de fourrure, sortit dans le couloir et monta l’escalier menant à la salle des relais.

Une jeune fille en robe bleue de technicienne somnolait devant un grand écran ressemblant à du verre noir et luisant. À l’entrée de Léonie, elle se redressa légèrement et dit :

— Léonie ? À cette heure ? Qu’est-ce que tu veux ? Tu es malade ?

— Non, dit Léonie, s’interrompant pour réfléchir à ce qu’elle allait dire. Carlina, je suis sortie dans le surmonde, et il y a des étrangers…

— Le surmonde… mais tu n’es pas entraînée. Je crois qu’il faut en parler à Fiora, dit Carlina. Je n’ai pas l’autorité…

Léonie réprima son impatience. Apparemment, elle était plus impressionnée par le fait que Léonie fût allée dans le surmonde – sans entraînement – que par l’urgence qui l’amenait !

— … oh Fiora, te voilà, termina-t-elle avec un soupir de soulagement comme la porte s’ouvrait pour livrer passage à la Gardienne, vêtue de ses robes pourpres. J’espère que je ne t’ai pas réveillée.

— Non, dit Fiora, tournant vers elle ses yeux aveugles. Mais j’entends toujours quand quelqu’un remue dans la Tour à une heure inusitée. Léonie, qu’est-ce que tu as ? Pourquoi n’es-tu pas dans ton lit ? Il est très tard – je devrais plutôt dire très tôt – pour être debout. Et tu es en tenue de nuit…

Elle lui parlait comme à une gamine, et Léonie réprima sa contrariété, car l’enjeu dépassait de beaucoup en importance le fait d’être traitée comme une enfant. Plus elle y pensait, plus ces étrangers lui semblaient importants. Ils étaient importants – pour quelque chose.

Et franchement, ils ne semblaient pas capables de survivre par eux-mêmes dans une tempête des Heller. Il fallait que quelqu’un s’occupe d’eux.

Elle dit, aussi sobrement et sérieusement qu’elle le put :

— Oui, je savais que c’était à toi qu’il fallait le dire, mais je ne savais pas si je pouvais te réveiller. J’ai été dans le surmonde, Fiora, et j’ai vu quelque chose…

Elle s’arrêta, paralysée par l’impossibilité de dire exactement ce qu’elle avait vu. Fiora sentit son hésitation, et dit, avec un peu d’irritation :

— Eh bien, qu’est-ce que tu y as vu et que pouvons-nous y faire ? Car tu es venue parce que tu pensais que nous pouvions et devions faire quelque chose, je suppose.

Devant son ironie, Léonie retrouva son aplomb.

Elle pense que j’ai fait un cauchemar et que je n’ai pas fait ce que je dis…

— Fiora, j’ai perçu une sorte de péril ou danger, j’en ai cherché la source, et j’ai vu des étrangers, dit Léonie. Des étrangers, perdus dans un refuge près d’Aldaran, en pleine tempête.

L’intérêt de Fiora monta d’un cran.

— Est-ce que tu les connais ? Est-ce que ce sont des gens que tu as déjà vus ?

— Non aux deux questions, répondit Léonie, secouant la tête.

Puis une idée lui revint, et elle rectifia :

— Je crois que j’ai peut-être été en contact télépathique avec l’une des femmes, par l’intermédiaire de sa musique – un instrument très étrange…

Fiora écarta la remarque d’un geste désinvolte.

— Et ces gens sont perdus dans la tempête ? Tu en es certaine ? Près d’Aldaran ?

Carlina dit humblement :

— C’est sans doute exact. Je sais par le relais de Tramontana qu’une terrible tempête fait rage entre Aldaran et Caer Dom.

Fiora retourna mentalement le problème.

— S’il y a des étrangers perdus dans la tempête, nous devons leur envoyer des secours quelconques.

Elle se tourna vers Léonie.

— Tu en es certaine ? Tu jures sur l’honneur de ta famille que ce n’est pas un cauchemar d’enfant ?

Léonie acquiesça de la tête.

— Ils semblaient très… étrangers, ajouta-t-elle. Je crois vraiment qu’ils ne sont pas capables de survivre par eux-mêmes dans une tempête des Heller, Fiora. Ils avaient l’air aussi…

Elle s’interrompit, cherchant ses mots.

— … aussi impuissants qu’un lapin cornu dans le désert.

Sur un signe de Fiora, Carlina passa à l’action.

— Je préviens immédiatement la Gardienne de la Tour d’Aldaran, en lui demandant de faire rechercher ces étrangers.

Mais Fiora avait une autre question.

— Tu as dit que c’étaient des étrangers. Des intrus ? Des envahisseurs ?

Elle vint se placer devant l’écran tandis que Léonie répondait :

— Pas des envahisseurs, non. J’ai senti qu’ils étaient étrangers et perdus, mais je n’ai perçu en eux aucune intention d’invasion.

— Bon, je fais confiance à ton instinct, dit Fiora. Ta vigilance aura sans doute sauvé des vies cette nuit, c’est pourquoi je ne te demanderai pas ce que tu faisais dans le surmonde, Léonie.

Sans qu’elle sût pourquoi, cela exaspéra Léonie. Pour qui la prenait-elle, Fiora ? Pour une enfant ignare, pour qui le surmonde était un lieu étrange et dangereux ?

Ne pourrait-elle jamais rien faire sans l’autorisation de Fiora ?

Mais elle réprima son orgueil au souvenir de leur accord.

— Je suis désolée ; je savais que je ne devais rien faire sans t’en parler, mais je n’ai pas pensé à mal. Je… je suppose que, si loin de chez moi, ma famille me manquait, et mon frère aussi…

Elle avait l’air si malheureux que Fiora dit avec bonté :

— Tout est bien qui finit bien, Léonie. Mais la prochaine fois, ne sors pas sans être accompagnée ; tu connais si peu les dangers du surmonde. Maintenant, je vais parler à la Gardienne d’Aldaran par les relais.

Elle prit sa place devant le grand écran.

Au bout d’un moment, Léonie l’entendit – pas en paroles, mais Léonie reçut facilement ses pensées.

Marisa ? L’une de nos novices s’est aventurée dans le surmonde et elle a vu des étrangers perdus dans la tempête qui souffle chez vous. Il neige toujours ?

Oui, il est tombé onze pouces de neige depuis qu’elle a commencé, et ça va continuer pendant un ou deux jours, répondit la voix de Marisa. Je crois que je n’aimerais pas me trouver dans une tempête pareille, même dans le surmonde.

C’est que Léonie est jeune et intrépide, dit Fiora, et, malgré sa réprobation, Léonie crut discerner une nuance de fierté dans sa voix mentale. C’est une fille des Hastur, et elle a l’ambition de devenir Gardienne.

Très bien. J’enverrai une équipe de secours dès que la neige cessera. Et je te donnerai de leurs nouvelles – si nous les trouvons.

Oh, si Léonie dit qu’ils sont là, ils y sont. Je la connais assez pour savoir qu’elle ne se livrerait pas à ce genre de farce. Et elle est en âge de connaître la différence entre un cauchemar et une vision authentique.

Fiora s’écarta de l’écran et se tourna vers les jeunes filles. Une fois de plus, Léonie admira l’aisance avec laquelle elle se mouvait dans sa nuit éternelle.

— Les relais sont à toi, Carlina. Destry viendra te relever dans une heure ou deux, je crois ?

— Oui, Fiora, répondit Carlina en hochant la tête.

Fiora fit une pause, puis tourna le visage vers Léonie.

— Voilà une question réglée, dit-elle. Nous n’aurons pas de nouvelles avant qu’il cesse de neiger et qu’Aldaran envoie une équipe de secours à leur recherche. En attendant, viens avec moi, Léonie. Parle-moi de ces étrangers, et de ce qui t’a pris de faire une chose pareille. Chaque fois que tu sors de ton corps, tu devrais être monitorée. Tu ne le savais pas ?

Elle ne semblait pas en colère – seulement fatiguée et un peu inquiète. Ce n’était pas vraiment une réprimande, et Léonie ne sut que dire :

— Non, domna.

Fiora soupira.

— Que vais-je faire de toi, Léonie ? Tu as tant de talent, mais tu es si téméraire ! dit-elle, presque désespérée. Tu dis que ces gens ne sont pas des envahisseurs, et pourtant ce sont des étrangers. Qui sont-ils, d’après toi ?

Léonie se mordit les lèvres, partagée entre son désir de se confier à sa Gardienne, et la crainte d’être ridicule.

— Je sais que ça peut sembler ridicule, mais je crois que ces gens viennent… des lunes. Et avant ça… de plus loin que les lunes.

Elle s’attendait à voir Fiora éclater de rire, et aurait presque été soulagée qu’elle ridiculise ses craintes. Des chieri, des Séchéens, ou même des gens d’au-delà le Mur Autour du Monde auraient été moins effrayants que ces gens avec leurs pensées bizarres. Mais Fiora avait l’air très grave.

— Tu n’avais aucun moyen de le savoir, dit-elle après un instant d’hésitation, mais selon une antique légende – datant d’avant même l’époque des Dieux – notre peuple serait venu d’au-delà des étoiles. Ce n’est qu’un vieux conte, mais ce que tu as dit me l’a rappelé.

Léonie releva la tête, soulagée et alarmée à la fois.

— Alors, ce que j’ai dit n’est pas totalement fou ? Je sais qu’il n’y a pas d’air sur les lunes, et que personne ne peut y vivre, dit-elle. Alors, je me suis sentie très bête en disant ça.

— Non, dit Fiora avec sérieux. Quoi que ce soit, ce n’est ni bête ni fou. Maintenant, que ce soit ou non une folie de les sauver, nous ne le saurons pas avant de les avoir retrouvés. Et cela va prendre un certain temps. Retourne te coucher, Léonie, ou, si tu n’as pas sommeil, ajouta-t-elle, si vivement que Léonie se demanda si elle lisait dans ses pensées, va t’allonger pour te reposer, ou étudier si tu préfères.

Au bout d’un instant, elle ajouta :

— Quelle que soit l’issue de cette affaire, je te promets de t’en donner des nouvelles dès que j’en recevrai.

Redécouverte
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